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Le Printemps du bouquetin
Samedi 22 mai 2004

5h50, sur le parking, quelques voitures couvertes de rosées. Elles ont du passer la nuit ici. Il fait déjà bien jour. Les sommets sont recouverts d'une écharpe d'ouate. Le soleil aura du mal à percer. Avec les violents orages de la veille, l'atmosphère est chargée d'humidité. Nous entamons gaillardement la montée. A part de nombreuses primevères coucou, peu d'autres fleurs égaillent le bord du sentier. Cette année, la végétation est très en retard. Le sentier longe un torrent grossi par les orages et la fonte des neiges. Sa rumeur couvre les chants des oiseaux. 40 minutes après le départ, le refuge est en vue. Maintenant que nous sommes un peu éloigné du torrent, nous nous octroyons une pause pour jumeler et écouter. Le plafond nuageux est très bas. Nous scrutons attentivement alpages et éboulis. Une tache claire au pied d'un arbrisseau isolé dans une pente herbeuse. Le premier bouquetin du jour. Un peu plus bas, près d'une cascade, un petit groupe de 3 individus progresse lentement en suivant la courbe de niveau, recherchant les meilleures jeunes pousses... Rapidement nous atteignons le refuge. Tout est calme, tout le monde dort encore. Nous attaquons le raidillon qui se trouve derrière. Sur cette première crête intermédiaire, la silhouette d'un chamois se détache, mais bien vite il bascule sur le plateau derrière.

Bien vite, il est remplacé par un bouquetin mâle âgé de quelques années qui sort quasiment au même endroit. Il emprunte le sentier, descendant dans notre direction. Il rejoint le replat du couloir que nous suivons. Il s'arrête, jette un œil par-dessus le rocher dans notre direction. Repérés, nous sommes repérés. Pourtant, il nous juge inoffensif, et se mets à arracher consciencieusement les nouvelles feuilles tendres d'un pauvre églantier qui n'a de tord que de se trouver sur son passage. Jugeant ce met peut à son goût, il bascule dans la gorge.
Nous continuons à monter. A notre tour, nous rejoignons le replat. De l'autre côté, coule un petit torrent. Au pied des falaises, nous retrouvons notre bouquetin en train de se délecter de framboisiers. Il sélectionne uniquement des tiges de framboisiers, au détriment de toute autre type de végétaux. Il semble vraiment apprécier cela. Pour une fois les rôles sont inversés : c'est nous qui sommes plus haut que les bouquetins.
Il est presque 7h00. Le soleil n'a toujours pas percé les bancs de brumes qui continuent à monter du fond de la vallée. Pendant ce temps, les premiers bouquetins observés continuent leur progression et se trouve en crête, prêt à changer de versant. Durant quelques secondes, le soleil perce et éclaire la cascade de la Pisse dans le fond du vallon : somptueux paysage. Nous abandonnons le bouquetin à ses framboisier qui imperturbable continue son festin. Le brouillard nous enveloppe.
La montée reprend de plus belle, la pente s'intensifie. Sur un rocher se perche une femelle de traquet motteux à quelques mètres du sentier. C'est l'instant que choisit une bartavelle pour chanter. Mais à cause de l'épais brouillard, impossible de la voir : dommage ! Nous distinguons à peine les barres rocheuses de l'autre côté du torrent. La grimpette touche à sa fin, la pente se fait plus douce, et le sentier traverse un alpage entrecoupé en cette saison de nombreux petits torrents, très certainement sec après la fonte des neiges. A nouveau le brouillard nous enveloppe complètement, la visibilité ne doit pas dépasser les 20-30 mètres. Le sentier longe un muret de pierres sèches, témoin de l'usage ancien de cet alpage. Un court instant, en transparence, lorsque le vol brumeux se déchire, les sommets dévoilent leurs arêtes découpées et escarpées. Ambiance magique !
A notre gauche, à 30-40 mètres, une silhouette surgie du brouillard comme de nulle part : un jeune bouquetin mâle. Semblant faire le guet. Aussitôt accroupis pour casser notre silhouette, nous nous immobilisons. A l'occasion d'une éclaircie, nous voyons qu'il y en a d'autres, certains broutent, d'autres sont couchés et ruminent. Nous ne dénombrons 11. C'est un groupe de mâles. Les femelles ont déjà regagné les zones de mise bas bien plus hautes en altitude. Le groupe est composé de mâles âgés de plus de 5 ans. Parmi eux, un porte des marques auriculaires : oreille gauche noire et oreille droite rouge. Il s'agit de Chouchou, le doyen de la colonie, né en 1988 en Vanoise et relâché ici dans le Champsaur en mai 1995. Il a donc 16 ans. 16 ans qu'il affronte tous les dangers. 16 hivers vaincus. D'ailleurs, on voit bien qu'il est très vieux, avec son air posé et serin, ses cornes usées - les crénelures de ses cornes sont très estompées, tant elles sont usées-. A nouveau, rapidement le brouillard se referme sur nous.

Nous sommes seuls. Le sac à dos posé au pied d'un rocher, afin d'avoir plus de liberté dans nos mouvements, nous nous approchons avec précaution du groupe profitant du fait qu'ils ne peuvent nous voir distinctement. Le bouquetin, comme beaucoup de mammifères, distingue plus les mouvements qu'un sujet immobile. Ca y est, nous voilà à quelques mètres. Durant plus d'une heure, nous allons rester là à les observer. A cette époque de l'année, les 3 activités essentielles du bouquetin sont manger - qu'elles sont tendres les jeunes pousses-, ruminer, et se gratter. En effet, ils changent de pelage, perdant leur chaude bourre sombre hivernale, au profit d'un pelage aux poils plus clairs et plus courts. Le pelage hivernal fournit se détache par plaque, les démangent énormément. Cela donne un air miteux aux bouquetins pendant quelques mois, mais ce n'est pas dû à une maladie de peau. En cette saison, les cornes jouent un rôle également important en cette saison. Grâce à leurs cornes, ils arrivent à se gratter à peu près n'importe quelle partie du corps. Pour soulager leurs démangeaisons, ils profitent de toutes les aspérités que leur offre leur environnement : rochers, arbustes et mêmes les grandes plantes sèches de la saison passée. Tous les rochers alentours, ont leurs arêtes recouvertes de lambeaux de laine.

Un autre comportement observé pour se gratter le ventre : sur une pente, en écartant les pattes arrières, assis sur les genoux, l'arrière train posé au sol, l'animal descend la pente en faisant traîner la partie arrière de son corps.

Dans le groupe, un des 2 plus jeunes est assez turbulent et teigneux envers un autre jeune mâle. Régulièrement, il s'approche et donne de petits coups de cornes dans les flancs. L'autre s'éloigne de quelques pas, et si le premier revient à la charge, s'ensuit alors un petit combat, comme au moment du rut : un ou deux pas en arrière, puis se dresse sur les pattes arrières, et se laisse retomber de tout son poids, le cou tendu contre l'adversaire qui tend la tête. Le choc des deux paires de cornes s'entend alors à plusieurs dizaines de mètres. Les 2 adversaires restent immobiles quelques secondes, comme sonnés. Leurs esprits retrouvés, ils retournent quelques instants à leurs occupations, ou alors un nouveau combat reprend. Après quelques slaves, l'affrontement cesse, et une tentative d'accouplement à lieu. Pendant ce temps, les autres membres du groupe restent placides, insensibles au dérangement occasionnés par des rixes.

Au fil de la journée, insensiblement, le groupe se déplace, et se décale au grès de leurs trouvailles culinaires. Un gros névé à traverser ne pose pas de problème : il suffit de passer à l'endroit le plus large, où le pont de neige risque d'être le plus solide. Pour traverser un torrent, pas de problème non plus : la traversée à lieu à l'endroit le plus étroit. Il s'approche jusqu'au bord, sans mettre les pattes dans l'eau. Quelques secondes de concentration, et d'une détente synchronisée des quatre pattes et voilà le torrent franchi.
Nous suivons également leur lente progression. Assis sur un petit surplomb, en train d'observer comment ils utilisent les branches basses des arbres pour gratter leurs cornes. Les cornes enfourchent une branche d'un mélèze, l'appui contre le sommet du crâne et frotte, frotte par de grand mouvement du cou de haut en bas. La branche est agitée en tout sens, et se trouve rapidement écorcée. Après cette épouvante séance, le voilà qui prend quelques instants de repos. Il monte dans ma direction. Arrivée sur une zone dégarnie de végétation, quelques coups de sabots pour ameublir la terre, et le voila qui s'allonge face à moi, à une quinzaine de mètres. L'animal est impressionnant. Un peu plus loin, ce sont deux autres jeunes mâles qui se couchent. Serait-ce l'heure de la sieste. Effectivement nous avons déjà dépassé le début de l'après-midi. D'ailleurs en voilà un qui baille.

Ce sont des animaux grégaires, qui donnent l'impression d'avoir besoin de contacts physiques fréquents entre eux. Régulièrement on les voit aller les uns vers les autres, se sentir, ou s'effleurer du museau.

Dans le groupe, il y a toujours les bagarreurs qui n'ont pas fini d'en découdre. Et c'est alors de longs moments de prise de cornes qui commence. Les combats dureront peut-être vingt à trente minutes.
A un temps calme, succède une petite toilette avant de repartir brouter durant encore quelques heures avant la tombée de la nuit.


Olivier Tourillon, Vallée de Champoléon (Champsaur - Hautes-Alpes), le 22 mai 2004